Pourquoi commencer ce projet avec une saynète montrant les ressorts de la montée du nazisme? Peut-être parce que notre monde ressemble de plus en plus à celui-là. Peut-être parce que ce que nous avions cru effacés de l’histoire est à nouveau là, présent devant nous, la bête immonde n’a jamais vraiment quitté les lieux, cette fascination pour la simplicité, le bon sens et la lâcheté. Peut-être parce que si l’histoire ne se répète pas, l’humanité semble bégayer à reproduire les mêmes erreurs, la même violence.
La banalisation des idées autrefois nauséeuses, l'invasion d'un pays européen par un tyran, l'élection d'un populiste à la tête de la première puissance mondiale sans que personne ou presque ne trouve les mots pour l'appeler par son nom, comme par une sorte d'habitude, la haine des intellectuels qui s'érige en programme soutenu par des milliardaires à l'esprit court. Et surtout, surtout les prises de paroles contraires de plus en plus rares, de moins ou moins caustiques.
Dans cet extrait, Bertolt Brecht décrit le courage d’une femme qui décide d’assumer sa mise à l’écart lancinante, larvée et de s’adresser à ses interlocuteurs qui demeurent dans une sorte d’ébahissement, de crainte ou de plaisir malsain. C’est le combat de la dignité contre la couardise. Nous n’entendons pas la voix ni les mots de ceux qu’elle appelle au téléphone mais nous devinons le soulagement, la faiblesse, la veulerie. La nécessité du départ est acceptée par tous y compris son mari dont le silence trahit sa volonté.
Ce texte, comme ceux qui composent les 24 saynètes de cette œuvre, s’avère particulièrement émouvant et sensible. La force de cette femme tient dans ses faiblesses même, c’est-à-dire dans la capacité à comprendre la complexité de ce qu’elle ressent, l’existence de ses contradictions et la dignité de sa décision. Mais elle est seule face à une société qui lui donne raison en la bannissant et qui ne se bat pas. Une société qui vit dans le mensonge. Une société qui a besoin de croire à ses propres chimères pour continuer. Continuer à quoi et pour quoi ? à surtout ne pas répondre à cette question.
C’est ce renoncement qui permet au nazisme ou à n’importe quelle forme de totalitarisme de s’implanter dans toutes les sphères sociales, amicales ou intimes. Avant la peur. La peur vient après lorsque le sens, le courage et la dignité ont été perdus. N’est-ce pas là ce que nous vivons aujourd’hui ?
Notre narcissisme et notre égotisme viennent prendre une place libre, celle laissée vacante par la philosophie, la morale et la politique. Mais ils ne sont porteurs d’aucun sens collectif, d’aucune transcendance. Ils nous laissent seuls face à l’absurdité du monde. La crainte et la violence emplissent le vide. Chacun se protège. C’est ainsi que s’installe la tyrannie. Doucement. Et c’est ce que montre si parfaitement cette œuvre de Bertolt Brecht, glaçante dans la description clinique de ces petits mensonges qui font les grands effrois et les erreurs terrifiantes.
Bonne lecture !

Extrait de Grand Peur et misère du troisième Reich (Bertolt Brecht)
9
LA FEMME JUIVE
On leur a pris leur femme et voici maintenant
Qu'on les accouple aryen avec aryenne.
Rien ne sert de gémir et de maudire.
Ils dégénérèrent : on les régénère.
Francfort, 1935. C'est le soir. Une femme fait ses malles. Elle trie ce qu'elle va emporter. Parfois, elle
reprend dans la malle quelque chose qu'elle remet en place dans la chambre, pour pouvoir emporter
autre chose. Elle hésite longuement à emporter une grande photographie de son mari sur la commode.
Puis elle la laisse. Fatiguée, elle s'assied un instant sur la malle, la tête dans les mains. Elle se lève et
téléphone.
LA FEMME. − C'est moi, Judith Keith. C'est vous docteur ?... Bonsoir. Je vous appelais pour vous dire de chercher un quatrième au bridge ; je pars en voyage... Non, pas pour très longtemps, mais tout de même pour quelques semaines ... Je vais à Amsterdam ... Oui, le printemps doit être beau là-bas ... J'ai des amis... Non, au pluriel, même si vous ne le croyez pas ... Comment allez-vous faire pour jouer au bridge ? ... Mais cela fait deux semaines de suite que nous ne jouons pas ... Oui, bien sûr, d'ailleurs Fritz aussi était grippé. Il est vraiment impossible de bridger par ces grands froids, c'est ce que je disais aussi !... Mais non, docteur, je ne crois rien... La dernière fois Thécla avait la visite de sa mère... Je sais... Pourquoi aurais-je supposé une chose pareille ?... Non, ce n'est pas si brusque ; je le remettais depuis longtemps, mais maintenant il faut Oui, cette sortie au cinéma, il faut l'abandonner ; bonjour à Thécla Vous pourriez peut-être lui téléphoner un dimanche... Bon. Au revoir !... Oui, bien sûr, avec plaisir ! Au revoir !
Elle raccroche et compose un autre numéro.
Ici Judith Keith. Je voudrais parler à Madame Schoek... Lotte ?... C'est pour te dire au revoir, je pars en voyage tout à l'heure... Non, pour rien, pour voir des visages nouveaux ... Oui, voilà ce que je voulais te dire : Fritz a le Professeur à dîner mardi prochain, peut-être pourriez- vous venir, je te l'ai dit, je pars cette nuit... Oui, mardi... Non, je voulais te dire que je pars cette nuit, c'est tout, ça n'a aucun rapport avec le
dîner, j'ai simplement pensé que vous pourriez venir... Eh bien, disons alors : bien que je ne sois pas là, ça va ?... Mais je le sais que vous n'êtes pas comme ça, et puis tout de même, à notre époque, tout le monde doit faire attention, alors vous viendrez ?... Si Max pourra ? Mais oui il pourra, dis-lui que le Professeur sera là... Maintenant je te quitte. Au revoir !
Elle raccroche et compose un autre numéro.
C'est toi, Gertrude ? C'est Judith. Excuse-moi de te déranger... Merci. Je voulais te demander si tu pouvais t'occuper de Fritz, je pars en voyage pour quelques mois... J'ai pensé à toi, comme tu es sa sœur... Pourquoi ne voudrais-tu pas ? Mais personne ne verra les choses sous cet angle-là, surtout pas Fritz Bien sûr, il sait que toutes les deux nous sommes... brouillées, mais Alors il te téléphonera si tu veux... Oui, je lui dirai... Tout est en ordre, à peu près, l'appartement est quand même un peu grand...Pour son bureau, tu n'as qu'à laisser faire Ida, elle sait... Je la trouve très intelligente, et Fritz est habitué à elle... Encore une chose, mais je t'en prie, n'y vois rien de mal : il n'aime pas parler avant les repas, voudrais-tu t'en souvenir ? Moi, j'en ai toujours tenu compte... Je ne tiens pas à discuter de cela maintenant, mon train part bientôt, et je n'ai pas fini mes baguages... Jette un coup d'œil sur sa garde-robe, et rappelle-lui qu'il doit aller chez le tailleur, il avait commandé un pardessus ; et veille à ce que sa chambre soit toujours bien chauffée, il dort la fenêtre ouverte et les nuits sont encore très froides... Non, je ne crois plus qu'il s'endurcisse, mais maintenant je dois te quitter... Merci beaucoup Gertrude, et nous pourrons toujours nous écrire... Au revoir.
Elle raccroche et compose un autre numéro.
Anna ? C'est Judith. Tu sais, je pars aujourd’hui... Non, il le faut, ça devient trop difficile... Trop difficile !...Oui, non, ce n'est pas Fritz qui veut, il ne sait encore rien, j'ai simplement fait mes bagages... Je ne crois pas... Je ne crois pas qu'il en dise grand-chose ... Simplement, c'est devenu trop difficile pour lui, c'est évident ... Nous n'en avons pas parlé ... Nous n'en parlons jamais, absolument jamais !... Non, il n'a pas changé, au contraire ... Je voudrais que vous vous occupiez un peu de lui, les premiers temps ... Oui, le dimanche en particulier, et conseillez-lui de déménager... L'appartement est trop grand pour lui... Je serais bien passé te dire au revoir, mais tu sais, le concierge !... Au revoir, non, ne viens pas à la gare, en aucun cas !... Au revoir, j'écrirai... Certainement.
Elle raccroche, et ne compose plus d'autre numéro. Elle a fumé. Elle brûle le carnet où elle a cherché ses numéros de téléphone. Elle se promène de long en large. Puis elle commence à parler, elle répète le petit discours qu'elle compte tenir à son mari. On doit voir sur quelle chaise il est supposé s'être assis.
Oui, je pars, Fritz. Je suis peut-être restée trop longtemps déjà. Tu dois m'en excuser, mais ...
Elle s'arrête, réfléchit, et recommence autrement.
Fritz, il ne faut plus me retenir, tu ne peux pas... Il est évident que je te fais du tort, je sais, tu n'es pas poltron, tu ne crains pas la police, mais il y a pire. Ils ne te mettront pas dans un camp, mais demain, ou après, ils t'empêcheront d'aller à la clinique. Tu ne diras rien, mais tu tomberas malade. Je ne veux pas te voir ici, dans un fauteuil, passant ton temps à feuilleter des revues. C'est pur égoïsme de ma part, si je
m'en vais, rien d'autre. Ne dis rien...
Elle s'arrête de nouveau, et recommence tout.
Ne dis pas que tu n'es pas changé, tu l'es ! La semaine dernière, tu as trouvé, en toute objectivité, que le pourcentage de savants juifs n'était pas tellement élevé. Ça commence toujours par l'objectivité. Et pourquoi, maintenant, ne cesses-tu pas de me répéter que je n'ai jamais fait preuve d'un tel nationalisme juif ? Evidemment, je deviens nationaliste, c'est un mal contagieux. Oh, Fritz, qu'est-ce qui
nous est arrivé !
Elle s'arrête de nouveau, et recommence tout.
Je ne te l'ai pas dit que je voulais partir, que je voulais partir depuis longtemps, parce que je ne peux pas te parler quand je te regarde, Fritz. Cela me semble alors tellement inutile, de parler. Tout est déjà réglé. Mais qu'est-ce qui leur a pris ? Qu'est-ce qu'ils veulent ? Qu'est-ce que je leur fais ? Je ne me suis pourtant jamais occupée de politique ? Est-ce que j'ai été pour Thaelmann ? Ne suis-je pas l'une de ces femmes de la bourgeoisie qui ont un train de maison, etc ?... Et tout d'un coup, seules les femmes blondes auraient le droit de vivre ainsi ? Ces derniers temps, j'ai souvent pensé à ce que tu me disais, il y a des années, qu'il y avait des individus précieux et des individus moins précieux, et que les uns, en cas de diabète, avaient droit à l'insuline et les autres pas. Et j'approuvais, imbécile que j'étais ! Ils ont fait aujourd'hui une nouvelle classification de ce genre, et maintenant je suis de ceux qui valent moins que rien. Je l'ai bien mérité.
Elle s'arrête à nouveau, et recommence tout.
Oui, je fais mes bagages. Ne fais pas comme si tu ne t'étais aperçu de rien ces derniers jours. Fritz, j'admets tout, sauf une chose, que nous ne nous regardions pas en face pendant la dernière heure qui nous reste. Ils n'ont pas le droit d'obtenir cela de nous, ces menteurs qui contraignent tout le monde au mensonge. Une fois, il y a dix ans, quelqu'un avait fait la réflexion que je n'avais pas le type juif, tu avais
dit aussitôt : si, elle l'a. Et cela me plaisait ; c'était clair. Aujourd'hui, pourquoi tergiverser ? Je fais mes bagages parce que, sinon, ils ne te laisseront plus médecin-chef. Et parce que déjà, dans ta clinique, ils ne te saluent plus, parce que déjà, la nuit, tu n'arrives plus à dormir. Je ne veux pas que tu me dises que je ne dois pas partir. Et je fais vite, pour ne pas t'entendre me dire que je dois partir. C'est une question de
temps. Le caractère, c'est une question de temps. Ça tient plus ou moins longtemps, comme les gants. Il y en a de bons, qui tiennent longtemps. Mais ils ne tiennent pas éternellement. D'ailleurs, je ne suis pas en colère. Si, je le suis. Pourquoi dirais-je toujours amen ? Qu'est-ce qu'il y a de mal dans la forme de mon nez et dans la couleur de mes cheveux ? Je dois quitter cette ville, où je suis née, pour qu'ils n'aient pas à me donner ma ration de beurre. Quels hommes êtes-vous donc, oui, toi aussi ? Vous inventez la théorie des quanta et vous vous laissez commander par des brutes qui vous donnent le monde à conquérir, mais qui vous retirent le droit de choisir votre femme. Respiration artificielle et gaz asphyxiants ! Vous êtes des monstres ou des larbins de monstres. Oui, je ne suis pas raisonnable, mais dans un monde pareil à quoi sert la raison ? Tu es assis là, et tu vois ta femme faire ses bagages, et tu ne dis rien. Les murs ont des oreilles, n'est-ce pas ? Mais vous ne dites rien, vous ! Les uns écoutent, et les autres se taisent. Moi aussi, je devrais me taire. Si je t'aimais, je me tairais. Je t'aime vraiment. Donne- moi ce linge là-bas. C'est de la lingerie de luxe. J'en aurai besoin. J'ai trente-six ans, ce n'est pas trop vieux, mais je ne peux plus me permettre beaucoup d'expériences. Dans le prochain pays où j'irai, cela ne devra plus se passer ainsi. Le prochain homme que j'aurai devra avoir le droit de me garder. Et ne dis pas que tu m'enverras de l'argent, tu sais bien que c'est impossible. Et ne fais pas non plus comme si c'était seulement pour trois semaines. Les choses, ici, dureront plus de trois semaines. Tu le sais et je le sais aussi. Alors, ne dis pas : en somme, c'est l'affaire de quelques semaines, en me donnant le manteau de fourrure dont je n'aurai besoin que l'autre hiver. Et ne disons pas que c'est un malheur. Disons que c'est une honte. Oh, Fritz !
Elle s'arrête. On entend une porte. Elle s'arrange en hâte. Entre son mari.
LE MARI. − Qu'est-ce que tu fais ? Tu ranges ?
LA FEMME. − Non.
LE MARI. − Pourquoi ces bagages ?
LA FEMME. − Je veux m'en aller.
LE MARI. − Qu'est-ce que cela veut dire ?
LA FEMME. − Nous l'avons déjà envisagé, que je partirais pour quelque temps. Ce n'est pas très agréable ici.
LE MARI. − Mais c'est absurde.
LA FEMME. − Alors, je reste ?
LE MARI. − Où veux-tu aller ?
LA FEMME. − A Amsterdam. Simplement pour parr d'ici.
LE MARI. − Mais tu ne connais personne là-bas.
LA FEMME. − Non.
LE MARI. − Pourquoi veux-tu partir d'ici ? Si c'est à cause de moi, tu n'as aucune raison.
LA FEMME. − Non.
LE MARI. − Tu sais bien que je n'ai pas changé, tu le sais, Judith ?
LA FEMME. − Oui.
Il la prend dans ses bras. Ils restent silencieux, debout au milieu des bagages.
LE MARI. − Et tu n'as pas d'autre raison ?
LA FEMME. − Tu le sais bien.
LE MARI. − Ce n'est peut-être pas si bête. Tu as besoin de respirer un peu. Ici on étouffe. J'irai te
chercher. Dès que j'aurai passé la frontière, je me sentirai déjà mieux.
LA FEMME. − Oui, c'est ce que tu devrais faire.
LE MARI. − Ça ne durera plus longtemps ici. D'une façon ou d'une autre, ça va changer. C'est comme une
inflammation, ça élance... Mais quel malheur.
LA FEMME. − Sûrement. Tu as vu Schoek ?
LE MARI. − Oui, c'est-à-dire, sur l'escalier. Je crois qu'il déplore déjà qu'on nous ait humiliés. Il était très
confus. A la longue, ils ne pourront pas nous mépriser à ce point, nous, le bétail intellectuel. Ce n'est pas
avec des carcasses sans colonne vertébrale qu'ils peuvent faire la guerre. Les gens ne s'esquivent pas si
facilement, quand on les regarde en face. A quelle heure est ton train ?
LA FEMME. − Neuf heures quinze.
LE MARI. − Et où devrai-je t'envoyer l'argent ?
LA FEMME. − Peut-être poste restante, à Amsterdam.
LE MARI. − Je me ferai délivrer une autorisaon exceponnelle. Que diable, je ne peux pourtant pas
envoyer ma femme vivre à l'étranger avec dix marks par mois ! Saloperie que tout cela ! Je me sens
affreusement déprimé.
LA FEMME. − Si tu viens me chercher, cela te fera du bien.
LE MARI. − Lire une fois un journal où il y ait quelque chose...
LA FEMME. − J'ai téléphoné à Gertrude. Elle viendra te voir.
LE MARI. − Tout à fait superflu. Pour quelques semaines.
LA FEMME, qui a recommencé à faire ses bagages. − Passe-moi maintenant le manteau de fourrure,
veux-tu ?
LE MARI, le lui donne. − En somme, c'est l'affaire de quelques semaines
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